Résonance - Jean Michel Basquiat et l’Univers Kongo
7 septembre > 19 novembre 2022
– La galerie Gradiva en collaboration avec les galeries Bernard Dulon et Enrico Navarra –
Du 7 septembre au 19 novembre 2022, la galerie Gradiva propose, sous le titre de l’exposition « Résonance : Jean-Michel Basquiat et l’univers kongo », une expérimentation esthétique inédite.
Dans ses espaces situés 9 quai Voltaire, elle invite le visiteur à se laisser guider par l’émotion face au dialogue formel qu’elle établit entre les dessins de Jean-Michel Basquiat (1960-1988) et de puissantes figures de pouvoir nkisi nkonde de la sphère culturelle kongo provenant du Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren.
Sous l’apparente surface des choses, l’exposition offre une plongée au cœur des œuvres et de leur âme. Que se passera-t-il lorsque des œuvres d’art d’une telle puissance que des dessins de Jean-Michel Basquiat et des nkisi, anonymes créations du monde kongo, seront confrontés lors d’une même exposition ?
Assisterons-nous à des transferts d’énergie esthétique et à des phénomènes de résonance ? Verrons-nous s’affirmer des positions d’équilibre ou des points de bascule vers d’insondables gouffres ?
Résonance s’affirme ainsi comme une architecture complexe et sensible dont les vivants piliers n’ont jamais été conçus pour être assemblés.
Pourtant, communiquer avec les ancêtres ou redessiner le monde ne participe que d’une seule obsession qui est de vaincre la mort. Point de déni, mais un combat de chaque instant pour les sorciers, les mages et les artistes ! C’est en ces termes que Bernard Dulon, co-commissaire d’exposition, en introduit l’intention et le propos. Fruit de deux années de travail, ce projet fut initié avant sa disparition en 2021 par Enrico Navarra, fervent défenseur de Jean-Michel Basquiat. Une aventure artistique qui n’aurait pu exister sans le précieux concours d’Alexandra Dubourg, de Doriano Navarra et de Romain Brun (Galerie Enrico Navarra, Paris). Tous trois ont veillé à la sélection rigoureuse et cohérente d’une vingtaine de dessins de Basquiat réalisés entre 1981 et 1987 et conservés en collections privées.
Le volet kongo a quant à lui été confié à Julien Volper, conservateur du Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren (Belgique), et à Bernard Dulon, expert en arts anciens d’Afrique.
Une vingtaine de remarquables « fétiches à clous », statues anthropomorphes et zoomorphes nkisi nkonde (RDC, République du Congo et Angola), ont ainsi été choisis parmi les collections du musée et sont ici montrés pour la première fois au public. Une sélection complétée par quelques prêts particuliers pour répondre aux besoins de l’exposition.
Pensée par René Bouchara, la scénographie conduit le visiteur dans une déambulation qui se déploie sur les deux étages du merveilleux hôtel particulier du XVIIe siècle abritant la galerie Gradiva. Un prestigieux écrin pour un dialogue artistique hors du commun.
« C’est de ces rencontres, entre des créations séparées de plusieurs siècles, exécutées sur des médiums différents, que naissent des collections et des parcours marqués par la quête d’une connaissance emplie de profondeur humaine. On peut y entrevoir, s’il en est encore besoin, la grandeur culturelle et intellectuelle que revêt l’Atlantique noir, et ressentir ainsi pleinement la force palpable de toute une mémoire, des rives du fleuve Congo à celles du Mississipi. », souligne Romain Brun dans l’un des textes qui composent le catalogue de l’exposition édité à cette occasion.
RÊVER L’AFRIQUE
Né en 1960 à New York d’une mère portoricaine et d’un père haïtien, Jean-Michel Basquiat grandit à Brooklyn.
Artiste autodidacte, il fréquente très tôt les musées, lit énormément, écoute de la musique. Observateur attentif du monde et curieux insatiable, il absorbe tout, de la boxe initiée par son père en passant par le cinéma, le jazz, le blues, le hip-hop, la bande dessinée, la littérature ou encore l’histoire de l’art. Citoyen noir dans l’Amérique blanche et conservatrice de Ronald Reagan, le jeune homme est le témoin quotidien du racisme, de la discrimination et de l’oppression subis par les populations afro-américaines. Ses origines haïtienne et portoricaine le conduisent à s’intéresser à l’histoire et aux traditions de la diaspora africaine, comme autant d’écho qui n’auront de cesse de résonner dans ses œuvres.
En 1983, la lecture de Flash of the Spirit : African and Afro-American Art and Philosophy de l’anthropologue Robert Farris Thompson bouleverse Basquiat au point que l’artiste lui rend implicitement hommage en titrant l’une de ses peintures Flesh and Spirit. Cet ouvrage de référence montre comment cinq civilisations africaines – yoruba, kongo, ejagham, mande et Cross River – ont influencé les traditions esthétiques, sociales et métaphysiques des Noirs des États-Unis mais également à travers les deux Amériques, de Cuba en passant par Haïti, le Mexique ou encore le Brésil. Le monde kongo figure parmi les intérêts de recherches privilégiés par Thompson et est notamment abordé dans le chapitre 2 de Flash of The Spirit sous le titre “The Sign of the Four Moments of the Sun : Kongo Art & Religions in America. Par la suite, Basquiat rencontrera Robert Farris Thompson avec lequel il aura de nombreuses discussions à ce sujet. Thompson rédigera plusieurs textes dans des ouvrages dédiés à l’artiste de son vivant comme après sa mort.
En 1984, c’est un autre choc culturel et artistique qui ébranle Basquiat lors de l’exposition « Primitivism » au MoMA qui proposait d’établir des liens entre les avant-gardes du début du XXe siècle et l’art tribal, ou primitif. Parmi les objets exposés figurait notamment une sculpture fon (Bénin) de la collection Kerchache et dont Basquiat en fit la représentation.
« Jean-Michel Basquiat se confronte ainsi à des influences qui contribuent à le révéler à lui-même, dans une double pratique artistique qui s’appuie tant sur une maîtrise profonde du modernisme que sur tout l’apport de la symbolique des cultures africaines et de leurs déclinaisons diasporiques. C’est transporter en soi une appartenance immémorielle. Jean-Michel Basquiat dit ainsi avant son séjour à Abidjan : ”I have never been to Africa. I’m an artist who has been influenced by his New York environment. But I have a cultural memory. I don’t need to look for it, it exists. It’s over there, in Africa. That doesn’t mean that I have to go live there. Our cultural memory follows us everywhere, wherever you live .“», commente Romain Brun.
Sa véritable rencontre avec l’Afrique aura lieu au cours du mois d’octobre 1986. Âgé de 25 ans, Jean-Michel Basquiat est invité par le Centre culturel français d’Abidjan à exposer certains de ses tableaux.
Le peintre américain profite de ce voyage pour prendre la route du nord de la Côte d’Ivoire en direction de Korhogo, un village où la sculpture a conservé toute sa puissance mystique. De son voyage, Basquiat rapportera un fétiche et l’envie de retourner sur ces terres pour effectuer un rituel de purification. Un rêve qu’il ne concrétisera pas, l’artiste meurt à New York le 12 aout 1988 la veille de son départ pour Abidjan…
Nkisi nkonde, objets de pouvoir
Les nkisi nkonde/nkondi étaient des fétiches/charmes (nkisi) puissants connus de certains groupes kongo occupant les actuels pays d’Angola, de la République démocratique du Congo et de la République du Congo. Objet rare et onéreux à créer, le nkisi nkonde était employé par un nganga (ritualiste) pour servir les besoins de la communauté. Cumulant plusieurs fonctions, il pouvait notamment être utilisé pour jeter un sort ou conjurer le destin, traquer des malfaiteurs et des ndoki (sorciers) ou encore aider à guérir certaines maladies. Intimement liée au pouvoir politique, la présence d’un nkonde efficace au sein d’un village représentait une source de prestige et de richesse. Ainsi, le chef d’un clan pouvait accepter de « louer les services » de son nkonde à un autre village n’en possédant pas. En dehors des cérémonies publiques auxquelles il participait, le nkonde était placé dans une habitation spécifique et confiée à la garde d’une ou plusieurs personnes.
L’exposition Résonance dévoile ici une sélection de sculptures magiques remarquables provenant des collections du musée de Tervuren. Parmi elles, cet imposant nkisi nkonde, dont l’âme de bois est transpercée de lames métalliques. Diverses informations de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle attestent du rôle rituel que jouaient les lames, clous et autres objets enfoncés dans le fétiche pour activer ses pouvoirs.
Chez certains groupes kongo utilisateurs de nkisi, il pouvait arriver que le sculpteur reproduise dans le bois les symptômes physiques de diverses maladies… Ce souci artistique du « diagnostic médical » visait à mieux souligner la nature du pouvoir de ces nkisi (contrôle offensif et/ou défensif de maladies précises) et inspirer la crainte à leur sujet. Ces nkisi aux corps malades, qui semblent répondre aux « œuvres Gray’s Anatomy » de Basquiat, s’observaient plus fréquemment chez différents groupes kongo présents au Congo-Brazzaville tels les Kougni ou les Vili. Enfin, d’autres nkisi énigmatiques, référencés sous le terme vernaculaire de panzu-mbongo , aidaient, selon certaines sources, à guérir des maladies, mais aussi à recueillir des informations que des personnes souhaitent conserver secrètes.
Tous les nkisi n’étaient pas systématiquement matérialisés par des statues anthropomorphes. Certains d’entre eux pouvaient prendre l’apparence d’un chien. Citons parmi eux ce petit nkisi mbwa, « fétiche chien ». Ce charme sculpté pouvait infliger des plaies semblables à des morsures aux voleurs et sorciers qu’on leur désignait. Des récits kongo insistent également sur le rôle d’intermédiaires entre les vivants et les morts qu’avaient les chiens. Ainsi, il est relaté que, pour rejoindre le monde des ancêtres, il fallait traverser un étrange village peuplé uniquement de canidés…
RÉSONANCE
Certes, on retrouve dans différentes œuvres de Basquiat des personnages semblables aux statues transpercées de pointes ou brandissant un objet dans une attitude agressive que l’on observe sur de nombreux nkisi nkonde ; des personnages tendant une main vers le ciel et l’autre vers la terre ; des planches en bois littéralement couvertes de clous qui présentent quelques analogies avec les pratiques rituelles liées aux nkonde.
Cependant, il serait délicat d’établir plus de rapprochements entre ces deux univers dans la mesure où la ressemblance que l’on croit pouvoir déceler dans certaines œuvres est somme toute très suggestive et ne constitue pas une preuve irréfutable. L’apparition de figures percées de pointes et/ou brandissant de manière menaçante des objets dans l’œuvre de Basquiat commence bien avant le contact avec Thompson et ses écrits ; en témoigne par exemple l’Autoportrait de 1982 dans lequel un gigantesque personnage noir brandit une flèche démesurément longue. Cependant, utiliser Flash of the Spirit comme repère chronologique d’une influence kongo potentielle dans l’œuvre de Basquiat n’apparaît pas comme exagérée dans la mesure où nous avons l’impression que l’union kongo-Basquiat naît véritablement avec Thompson et peut-être même par Thompson . Ainsi, en 2014 le célèbre africaniste établit une corrélation entre l’œuvre sans titre rebaptisée Zydeco in the Context of the Media (1985) et le monde kongo. Pour Thompson, le personnage dont la main soutient le menton figurant en bas à droite de la toile, adopte une gestuelle kongo exprimée dans la sculpture de cette culture et évoque, comme il est parfois dit, la tristesse et la nostalgie. Toutefois, sommes-nous ici face à une révélation quant à la volonté réelle de l’artiste ou bien à une interprétation du chercheur ?, s’interroge Julien Volper.
L’intention de l’exposition aura pour vocation ici d’offrir aux visiteurs une expérience présentée sur le mode d’une expérimentation esthétique visant à examiner, le résultat de la réunion d’objets dont la haute puissance énergétique s’impose au regard. En effet, comment qualifier autrement que de « vigoureuses » ou de « fulgurantes » les œuvres sur papier traversées de corps et de mots tracés d’un trait aussi instinctif que vif de Basquiat ? Comment ne pas ressentir également les forces protectrices émanant des grandes sculptures nkisi nkonde, prodiges d’expressivité et d’invention formelle qui renvoient à l’univers magique complexe des peuples kongo ?
Photo credit (c) Estate of Jean Michel Basquiat




